Ces jours qui disparaissent de Timothé Le Boucher
Et s'il ne vous restait plus qu'une journée à vivre, qu'en feriez-vous ?
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C'est la question que l'on se pose lorsque l'on termine le roman graphique Ces jours qui disparaissent de Timothé Le Boucher.
A travers ses dessins et son texte, nous découvrons l'histoire de Lubin, jeune artiste de théâtre et acrobate. L'action commence dès les premières planches lorsqu'il se blesse en tombant sur la tête lors d'une répétition. Mais rien de grave, nous affirme-t-il, et il reprend le show.
Mais à partir de ce moment sa vie bascule : tous les deux jours, Lubin perd une journée de sa vie, qui lui est prise par un autre, un double qui l'absorbe et l'efface.
Afin de faire comprendre au lecteur qui est qui, de Lubin ou de son double qui n'a pas de nom ni d'identité et qui apparaît sans raison, l'auteur a ponctué les cases de sa BD par un habile jeu de couleurs, et nous permet de savoir qui parle et à quel moment.
La représentation du temps est accentué par à la présence d'un calendrier nous indiquant le nombre de jours vécus par Lubin (en bleu, couleur de l'innocence) et le nombre de jours vécus par son double (en jaune, couleur de la maladie et de la trahison). Car oui, le jaune prend le pas sur le bleu, et notre héros si attachant commence à disparaître au profit de l'autre. Il vieillit au fil des pages, sans pouvoir vivre sa vie.
L'histoire tourne autour du thème de la disparition. Qu'est-ce-que cela signifie ? Lubin est-il schizophrène ? Est-ce un jeu auquel il joue pour échapper à sa condition précaire de jeune acrobate sans le sou ? Est-ce un rôle pour lequel il s'entraîne ? Où avons-nous affaire à un double diabolique, comme l'annonce la couverture par ce subtil jeu de reflet, et qui serait digne d'un récit de science-fiction ?
C'est là toute la particularité de ce roman graphique : l'interprétation est sujet à la sensibilité de chacun, à sa culture, à son expérience ou même à son envie. Comme les livres Dont vous êtes le héros, nous pouvons choisir notre histoire comme elle nous arrange et supputer à l'infini sur la véritable raison de ce dédoublement.
J'ai moi-même une interprétation assez personnelle de ce qui est arrivé à Lubin, et pour en avoir discuté avec l'auteur que j'ai eu la chance de rencontrer lors d'un salon de la BD, il s'est avéré que c'était une possibilité à laquelle il n'avait pas pensé !
ATTENTION SPOILER :
À partir de la page 182, notre héros est très vieux, mais malheureusement ce n'est pas lui qui a vécu sa vie, mais son double qui l'a absorbé petit à petit. Lorsque Lubin (l'original dirons-nous) se réveille, il est âgé et il sent son corps le lâcher. Il sait qu'en tant que Lubin, c'est la dernière fois qu'il se réveillera. Alors il demande à son majordome, sa gardienne (on ignore le véritable rôle de ce personnage) de lui laisser retrouver une dernière fois ses amis, et surtout Tamara, l'amour de sa vie. Elle cède et afin de faciliter les recherches, l'installe sur un siège avec un casque et dit "Vous n'avez qu'à penser à la recherche que vous voulez effectuer." Après avoir détecté celle qu'il veut voir, elle l'emmène chez Tamara et le laisse. Ils passent la nuit ensemble, mais le lendemain, miracle, il se réveille de nouveau en tant que Lubin. Nous pensons immédiatement : le sort serait-il rompu (si tant est qu'il s'agisse de magie) ?
Mais peu importe, nous savourons ce happy ending pour au moins une journée de plus. Tout est bien qui finit bien... Mais pas encore. Car la dernière planche nous présente le fils du double de Lubin qui vient lui rendre visite. La femme de chambre lui indique que l'esprit de son père est absent. En effet, Lubin est toujours installé sur le fauteuil "de recherche", et vit ses dernières journées avec Tamara de façon virtuelle.
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Les interprétations font légions sur cette histoire, la plus courante étant qu'il s'agirait d'une allégorie de la vie. En effet, le double de Lubin ne serait que son avatar adulte, celui qui prend les responsabilités, fait une formation diplômante, obtient un travail bien payé, se marie, créé une famille... Tandis que le Lubin original n'est qu'un garçonnet immature qui vit dans un monde de chimères, avec un emploi précaire, des rêves pleins la tête, mais loin d'avoir les pieds sur terre. Bref, on parle clairement du passage à l'âge adulte et des difficultés rencontrées à quitter le monde de l'enfance.
Pour ma part, je vois les choses dans l'autre sens. À mon avis, le Lubin acrobate n'existe pas.
Nous ne connaissons que le double, c'est d'ailleurs pour cela qu'il prend de plus en plus le pas sur l'autre, car c'est le personnage principal. Lubin est vraiment informaticien, il se marie, a un enfant et réussi parfaitement sa vie. Mais lorsqu'il était plus jeune, il avait probablement des rêves, et pourquoi pas celui d'être magicien, danseur, ou acrobate. Alors, et comme le montre la dernière planche de la BD, parfois il s'évade dans un monde virtuel dans lequel il a une bande d'amis à la vie à la mort (qu'il n'a pas dans son autre vie car il est toujours seul), un véritable amour qu'est Tamara et qui attend toujours sa venue (à l'antithèse de sa femme qui l'a quitté), des rêves sur le point de se concrétiser car son spectacle va être présenté devant un vrai public, une famille qui l'aime...
Pour moi Ces jours qui disparaissent n'est pas un récit de science-fiction, mais plutôt une ode à la vie et aux possibilités qu'elle apporte, qui sont à notre portée et que l'on choisit, ou non, de suivre.
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